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mardi 22 septembre 2009

Apprendre de la sorcellerie


























Aurélien Blanchard.
À propos de Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts, et de Désorceler.



Apprendre de la sorcellerie



Annoncé il y a bientôt vingt-deux ans, Désorceler, deuxième volume d’un travail qui avait fait date dans l’anthropologie, Les Mots, la mort, les sorts (1977), vient d’être publié aux éditions de l’Olivier. Pour en saisir les enjeux, il est nécessaire de faire un petit détour par cette première publication.

Les Mots, la mort, les sorts

De juillet 1969 à septembre 1971, Jeanne Favret-Saada séjourna dans une région de bocage de l’Ouest de la France. L’objet de sa recherche n’avait rien de particulièrement original. Il avait été maintes fois étudié, et avait fait l’objet d’une grande littérature ethnographique : il s’agissait de la sorcellerie.

Pourtant, force est de constater avec Jeanne Favret-Saada que, si la littérature ethnologique sur la sorcellerie est abondante, elle est en revanche très pauvre. Elle se borne généralement à énoncer que ce qu’on nomme la sorcellerie n’est rien d’autre que la survivance d’un ensemble de croyances prémodernes qui prennent place dans un univers de paysans « arriérés », ce reliquat d’irrationalité étant attribuable à leur seul isolement géographique, etc. Par ailleurs, la difficulté vient de ce que les paysans rechignent à en parler, ce qui complique évidemment l’enquête : le seul discours accessible est celui, forcément dépréciateur, de notables rationalistes.

C’est la volonté de surmonter cette difficulté qui a, de façon apparemment accidentelle, amené Jeanne Favret-Saada à bousculer toutes les règles méthodologiques de l’anthropologie. Elle découvrit en effet que, si l’on ne parle pas de la sorcellerie, c’est en réalité pour une raison bien précise : c’est que la parole, c’est le pouvoir . Le pouvoir de faire du mal ; de tuer, parfois. Ne parlent donc de sorcellerie que les gens « pris dans les sorts » ou les désorceleurs, ceux qui ont assez de « force ». Il n’y a donc pas de place pour la fameuse relation d’information chère à l’anthropologue, car poser des questions sur la sorcellerie, c’est courir le risque d’attirer sur soi l’attention du sorcier, et c’est parfois même faire des choses. Si l’on persiste à poser des questions, c’est donc que l’on est soit un désorceleur, soit la victime d’un sorcier. « Autant dire qu’il n’y a pas de position neutre de la parole : en sorcellerie, la parole, c’est la guerre. Quiconque en parle est un belligérant et l’ethnographe comme tout le monde. Il n’y a pas de place pour un observateur non engagé. » (p. 27).

Pratiquer une autre ethnographie

Pendant plusieurs mois, Jeanne Favret-Saada a mené son travail de terrain de manière traditionnelle, sans résultat : « Tant que j’ai occupé la place ordinaire de l’ethnographe, celle de qui prétend désirer savoir pour savoir, mes interlocuteurs s’intéressaient moins à me communiquer leur savoir qu’à mesurer le mien, à deviner l’usage nécessairement magique que je désirais en faire, à développer leur « force » au détriment de la mienne ». Ainsi, moitié pour la jauger, moitié pour lui faire peur, les paysans lui demandaient régulièrement, quand elle tentait d’instaurer une relation d’information, «êtes-vous fort assez ? »

« Il m’a donc fallu tirer les conséquences d’une situation si totalement agonistique et reconnaître l’absurdité qu’il y aurait à continuer de revendiquer une neutralité qui n’était admissible, ni même crédible, pour personne. Quand la parole, c’est la guerre totale, il faut bien se résoudre à pratiquer une autre ethnographie» (p. 30).

Jeanne Favret-Saada s’est donc résolue à abandonner la rigidité et l’objectivité de l’ethnographe et à ne plus démentir posséder de la « force ». Ce qui n’a pas été facile, comme on peut le voir à la lecture de certaines pages particulièrement émouvantes dans lesquelles transparaissent le trouble et l’émotion de la chercheuse.










Ni observateur (quand bien même participant), ni réellement désorceleuse, Jeanne Favret-Saada a peu à peu commencé à recueillir de vrais récits vécus de sorcellerie, avant de devenir pendant deux ans la « patiente » d’une désorceleuse, puis de l’assister pour secourir les paysans victimes de « crise de sorcellerie ».

Arrêtons-nous un instant pour expliquer grossièrement ce qu’est une crise de sorcellerie. Elle se caractérise généralement par une série de malheurs – vaches malades, fausse couche de la compagne, récoltes détruites, etc. – qui, prise dans son ensemble, prend sens dès lors qu’on y voit l’effet d’une intelligence malveillante (« Pour que ça se répète ainsi, il faut bien supposer quelque part un sujet qui le désire», p. 23). Après s’être tournée en vain vers les autorités rationalistes de la région (le médecin, le prêtre), la « victime » se voit glisser à l’oreille, par quelqu’un ayant déjà eu lui-même affaire à la sorcellerie : « Y en aurait pas, par hasard, qui te voudrait du mal ? » Après avoir, sur les conseils de l’« annonciateur », pris contact avec un désorceleur – qui a bien évidemment une profession fantoche dans le civil pour éviter les dénonciations –, ils identifient ensemble le sorcier qui lui veut du mal. Il s’agit toujours d’un voisin (pas trop direct, mais pas trop éloigné non plus, à moins de cinq kilomètres environ) qui, par la parole, le regard ou le toucher, vole la « force » de sa victime. S’ensuit un duel magique – précisons que les rituels (les prières, le sel béni, etc.) sont très pauvres, et souvent contingents, et que seule la parole compte – afin de renverser le vol de la force et ramener l’équilibre. « On voit donc que le désenvoûtement consiste à répondre à une agression matérielle supposée (mais tenue pour certaine) par une agression métaphorique effective qui prétend atteindre le corps de sa victime en l’absence de celle-ci » (p. 133).

La structure entière de Les Mots, la mort, les sorts semble, à la réflexion, destinée à justifier cette entorse à la sacro-sainte règle de neutralité anthropologique. En effet, après un premier chapitre méthodologique, elle relate dans le second tiers de l’ouvrage deux « crises de sorcellerie » dont elle a été témoin mais où sa collecte d’information s’est soldée par un échec, en raison de son extériorité même. La dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux malheurs qui frappent la famille de Louis Babin, qui en viendra à lui demander de « rendre le mal pour le mal » (p. 252). Cette dernière étude, dans laquelle Jeanne Favret-Saada s’est personnellement impliquée, est évidemment la plus fouillée et la plus documentée, et c’est elle qui valide finalement la pertinence de l’intuition méthodologique de Favret-Saada.

La sorcellerie comme thérapie

Pourquoi, après ce livre non seulement important pour la méthode anthropologique mais également très beau en ce qu’il donne à voir comment un chercheur peut « se mettre en danger » sans hypothéquer la valeur scientifique de son travail, publier un deuxième opus – et dix-neuf ans plus tard, qui plus est ? Tout d’abord, un avertissement pour éviter au lecteur d’être déçu : Désorcelerest, à part le court Prélude, une reprise d’articles et d’interventions écrits entre 1985 et 1990. Si l’on regarde attentivement la couverture, on devine que son but et le public visé sont sensiblement différents de ceux de Les Mots, la mort, les sorts. En effet, la collection « Penser/Rêver », même si elle est ouverte sur d’autres disciplines, est principalement consacrée à la psychanalyse (une autre des cordes à l’arc de Jeanne Favret-Saada).

Dans Désorceler, elle revient de manière approfondie sur les deux ans qu’elle a passés comme cliente/assistante/anthropologue avec une désorceleuse, Mme Flora. Le style a changé : il est plus ferme, moins sur la défensive – sans doute Jeanne Favret-Saada a-t-elle moins de choses à prouver. Mais en gagnant en légitimité, son travail a peut-être un peu perdu de sa capacité à émouvoir, de sa capacité à bousculer les repères de ce qu’est la science, par son immersion dans la vie.

Elle y soutient que la pratique de la sorcellerie remplit la fonction de thérapie familiale. Pour résumer, d’après elle, le paysan du bocage doit faire sienne une certaine violence sociale symbolique (du fait qu’il reprend l’exploitation du père, qu’il voit ses frères écartés de l’héritage, etc.) qu’il n’est pas toujours à même de gérer une fois adulte (cette thèse est principalement développée dans le chapitre V, « Les ratés de l’ordre symbolique », ainsi que de manière plus théorique dans le chapitre II, « La thérapie sans le savoir »). Après avoir rappelé les acquis théoriques deLes Mots, la mort, les sorts (chapitre I) et démontré, à rebours des lieux communs ethnographiques qui veulent que les pratiques de sorcellerie n’aient pas évolué depuis un siècle, la plasticité historique de la sorcellerie dans le bocage (chapitre III), elle montre comment, dans une séance de désorcellement chez Mme Flora, bien d’autres choses sont en jeu que la seule sortie de la « crise de sorcellerie ».

Ce n’est qu’après coup, et après de très nombreuses séances, que Jeanne Favret-Saada s’est rendu compte que le tirage des cartes ne prenait que la moitié du temps de la séance. De façon tout à fait curieuse, en effet, les « clients » comme la chercheuse ne se rappelaient que de cette pratique divinatoire (p. 103). En fait, Mme Flora mène deux opérations en plus de la cartomancie : d’une part, elle accomplit ce que l’auteure appelle un « déminage du terrain anxiogène ». Partant du principe qu’elles n’ont pas assez de « force », les victimes s’interdisent d’avoir les moyens d’être à la hauteur des différentes situations conflictuelles qui font leur quotidien. Mme Flora, si elle sent qu’une situation les impressionne, en fait un jeu de rôle où elle joue les deux voix. Ainsi, elle détaillera toutes les réponses à faire au créditeur en colère selon la direction prise par la conversation. Si ce « déminage du terrain anxiogène » passe inaperçu, c’est qu’il est en permanence entrelacé au tirage de cartes. Par ailleurs, la première séance se termine toujours par des prescriptions rituelles qui, si elles ont souvent l’air anodines, sont cependant tellement contraignantes qu’elles obligent la victime à « reprendre le contrôle de sa vie » (dans le même ordre d’idée, on notera qu’il est souvent recommandé au paysan de réciter une prière offensive spécifique, mais dans laquelle le nom du sorcier agresseur est laissé en blanc. Ainsi, seule la victime a le pouvoir de nommer et, prenant l’initiative de l’agression magique, elle récupère du même coup la maîtrise de sa vie).

Ce deuxième volume, s’il n’a en définitive pas le même pouvoir de suggestion ni la même force épistémologique que le précédent, reste un grand livre d’analyse anthropologique (et, à la marge, psychanalytique), et met en son centre une question auparavant absente du travail de Jeanne Favret-Saada : comment fait-on du bien aux gens ? Il est rassurant de voir, hors de la lutte entre les orthodoxies psychanalytiques et les doxas des thérapies comportementalo-cognitives, quelqu’un faire sien, même de manière implicite, le credo du psychiatre Milton Erickson : « La première chose à faire en psychothérapie est de ne pas essayer de contraindre l’être humain à modifier sa manière de penser ; il est préférable de créer des situations dans lesquelles l’individu modifiera lui-même volontairement sa façon de penser . »

Aurélien Blanchard est éditeur et membre de l'équipe de La Revue Internationale des Livres et des Idées.


article paru dans La Revue Internationale des Livres et des Idées.
http://revuedeslivres.net/articles.php?idArt=435&page=actu



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